En septembre 2017, Survival International annonçait qu’il s’était retiré de la médiation de l’OCDE avec le WWF, suite à sa plainte de 2016 déposée contre l’organisation concernant (entre autres) le mauvais traitement des Baka au Cameroun dans le cadre de ses activités de conservation. Bien que la plainte formelle de Survival International soit arrivée à son terme, les graves violations des droits humains des peuples autochtones associées aux activités de conservation au Cameroun (et ailleurs) se poursuivent depuis longtemps et sont concrètes, réelles et continues. Elles sont le reflet de problèmes qui s’inscrivent au cœur de l’approche de nombreux grands acteurs de la conservation.
Au niveau international, bon nombre de grands acteurs internationaux de la conservation s’engagent depuis longtemps en faveur des droits humains (souvent sous l’effet de critiques concernant les effets préjudiciables de leurs politiques sur les peuples autochtones). Le site web du WWF indique qu’il s’agissait de « la première organisation internationale de conservation à avoir formellement adopté une politique reconnaissant les droits des peuples autochtones ».
La politique du WWF reconnaît que « la plupart des zones importantes renfermant une grande valeur naturelle dans le monde sont habitées par des peuples autochtones » et affirme que l’organisation « ne promouvra ou ne soutiendra pas des interventions qui n’ont pas reçu le consentement libre, préalable et éclairé des communautés autochtones affectées et pourra s’opposer activement à de telles interventions ». Néanmoins, 20 ans après l’adoption de la politique en matière de peuples autochtones, la mise en œuvre sur le terrain reste très problématique.
« Trop peur de se rendre dans la forêt »
Rien qu’au cours des dix dernières années, les problèmes de violences physiques exercées par des gardes forestiers, la crainte de « dobidobi » (WWF), et la perte de l’accès à leurs zones forestières dans les aires de conservation ont été évoqués à maintes reprises par les communautés autochtones du Cameroun. Les problèmes sont omniprésents. Ces violations sont injustifiables, indépendamment de toute implication éventuelle de Baka dans des activités illicites. De plus, il convient de souligner que la chasse de subsistance des Baka sur leurs terres coutumières est souvent rendue illicite précisément par la création de ces « aires protégées ».
Les Baka sont extorqués et intimidés lorsqu’ils vont dans la forêt, y compris sur les terres où ils ont l’autorisation d’aller. Les Baka qui ont pratiqué la chasse (même légalement) sont régulièrement arrêtés et frappés, qu’ils aient chassé dans le cadre de la loi ou pas. Leur viande de gibier (chassée en toute légalité) est saisie par les gardes forestiers (ou leurs voisins Bantu qui « empruntent » leurs uniformes). On les dérobe ou les intimide lorsqu’ils vont dans la forêt, y compris dans les zones où ils ont le droit de se rendre.
Une sanction collective (comprenant la suspension des droits d’accès limités de l’ensemble d’une communauté) a été proposée pour les villages Baka lorsqu’un membre de la communauté a participé à des activités de braconnage (ou est soupçonné de l’avoir fait). Récemment, les Baka d’une région reculée du Cameroun ont indiqué qu’ils avaient désormais « trop peur de se rendre dans la forêt », avec des effets dévastateurs sur leurs moyens de subsistance, la transmission des savoirs traditionnels, et la survie de leur culture. De toute évidence, l’imposition d’aires protégées comme « forteresse de conservation » a fait apparaître et entraîné une multitude de nouvelles formes de violations à l’égard des peuples autochtones.
S’il est à espérer que le personnel du WWF n’est pas directement impliqué dans ces violations (et ne les a pas souhaitées), son niveau de collaboration avec les personnes participant aux abus est important. Par exemple, les gardes forestiers utilisent fréquemment des véhicules du WWF pour se déplacer. Dans l’est du Cameroun, le WWF partage un bureau avec le MINFOF et la direction d’un parc national. Par ailleurs, à travers son appui financier à ces projets, le WWF finance (probablement indirectement, même si cela est difficile à déterminer au vu de l’absence d’informations financières transparentes) l’embauche des gardes forestiers.
De plus, en violation apparente de sa propre politique, le WWF continue de soutenir et de promouvoir la création de zones de conservation sur les terres des peuples autochtones sans leur véritable consentement libre, préalable et éclairé. Cela entraîne non seulement un déni de la propriété autochtone, mais aussi des restrictions importantes de l’utilisation traditionnelle des terres et de l’accès à celles-ci.
Des conséquences entièrement prévisibles
Les violations généralisées des droits humains liées à la création de parcs nationaux, aux aires de conservation et aux concessions de chasse privées, associées à des politiques en matière d’aires protégées axées sur la surveillance et les patrouilles par des gardes forestiers armés, sont bien connues des acteurs de la conservation qui participent à ces projets. Ces violations ne se limitent pas au WWF ou au Cameroun. Il s’agit d’un dilemme intrinsèquement lié aux organismes internationaux de conservation actifs dans des États dans lesquels les droits des peuples autochtones ne sont pas respectés ou protégés, et qui font passer en priorité la création de zones protégées plutôt que de travailler à des changements de politiques et de lois permettant un soutien réel des communautés qui ont subsisté grâce à leurs terres écologiquement riches.
Au Cameroun par exemple, les droits fonciers des peuples autochtones ne sont pas reconnus par le droit national ; leurs villages ne sont pas reconnus par l’État ; la plupart des autochtones ne disposent pas de certificats de naissance et rares sont ceux qui possèdent une carte d’identité nationale (nécessaire pour présenter une plainte formelle devant la gendarmerie) ; beaucoup n’ont reçu aucune éducation et ne parlent donc pas les langues officielles de l’État (le français ou l’anglais). Leur accès à la justice et à la représentation politique est presque nul. Par ailleurs, les peuples autochtones ont systématiquement été victimes de violence et d’exploitation perpétrées par les groupes bantu (dominants).
Lorsqu’une telle dynamique prévaut, toute collaboration entre les acteurs internationaux de la conservation et l’État mettra inévitablement en péril les droits et les moyens de subsistance de la population locale. Au Cameroun, dès le début, le WWF savait, ou aurait dû savoir, que les parcs nationaux qu’il a si ardemment soutenus engloberaient de vastes étendues des terres Baka, qu’étant donné que les Baka n’avaient jamais accepté de céder cette terre, il était peu probable qu’ils respectent les limites du parc ou en comprennent même la signification, et que dans un effort visant à leur enseigner en quoi leurs coutumes étaient erronées (ou uniquement parce qu’ils se trouvaient dans une situation de pouvoir incontrôlé), les gardes forestiers auraient très probablement recours à la violence. C’est exactement ce qui s’est produit.
Cela était entièrement prévisible, et si ce n’était pas le cas au début, plus de 20 années d’expérience de ces violations ont prouvé que ces politiques de conservation aboutissent inévitablement à ces résultats.
Pour les acteurs internationaux de la conservation, la réponse fréquemment donnée est qu’ils sont « contraints » dans leurs actions potentielles par les lois nationales. Par exemple, en réponse à la plainte de Survival, le WWF a déclaré que « les aires protégées sont créées et gérées par les États » et qu’il peut être « difficile » pour des organisations de « travailler dans un pays souverain avec des cadres juridiques différents ».
Même si cela est vrai, c’est hors de propos. Toutes les organisations travaillant dans des pays comprenant des systèmes de gouvernance difficiles comprennent qu’il y a des défis et des compromis impliqués. Mais cela ne signifie pas que tout compromis ou toute collaboration est acceptable. Personne n’a le droit de se cacher derrière le prétexte d’une législation locale qui ne respecte pas les droits fondamentaux. Selon les Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme, le devoir du WWF et d’autres entreprises de respecter les droits humains des communautés affectées par leurs projets « prévaut en outre sur le respect des lois et règlements nationaux qui protègent les droits de l’homme ». Le principe 13 affirme ensuite que, quoi que disent ces lois, les entreprises doivent « [s’efforcer] de prévenir ou d’atténuer les incidences négatives sur les droits de l’homme qui sont directement liées à leurs activités (…) même si elles n’ont pas contribué à ces incidences ». La non-conformité avec les politiques internes du WWF est également flagrante.
Des compromis inacceptables
Souvent, les acteurs internationaux de la conservation sont prêts à accepter le « coût » de ces violations des droits humains tant que leur accès aux gouvernements permettant la réalisation de leurs objectifs de conservation soit assuré. Cette position est tout simplement inacceptable, encore plus parce que ce sont les autochtones qui en paient le prix, et pas les conservationnistes.
Afin de défendre leurs actions, WWF et d’autres acteurs citent souvent le scénario inversé (que la situation serait pire s’ils n’étaient pas là) ou alors ils insistent sur les « bénéfices » mineurs que leurs programmes apportent aux peuples autochtones. Cependant, ces bénéfices (s’ils sont réalisés) ne compensent pas ce qui a été perdu. De manière plus importante, ce n’est pas le rôle de WWF (ou de toute autre organisation) de juger de ce qui est dans l’intérêt des peuples autochtones. Seules les communautés autochtones elles-mêmes peuvent décider si elles veulent faire de tels compromis. Mais cette forme de paternalisme se poursuit ainsi.
WWF ne respectera jamais les droits des peuples autochtones à moins que ses actions ne soient menées par des décisions informées prises par les communautés, et après qu’une explication totale et indépendante des contraintes comprises ainsi que des intérêts des différentes actions prises ne soit délivrée (une information qui ne soit pas déviée par la présentation de bénéfices mineurs ajoutés au dernier moment à des projets préconçus, et qui sont présentés comme des soi-disant récompenses à apporter à la dévastation que l’entreprise produira chez le peuple en question).
Les peuples autochtones ne s’opposent pas à la conservation
Les communautés ne sont pas toujours parfaites (comme tout autre groupement humain ou institution), mais de manière générale les communautés autochtones s’intéressent à la conservation et à la poursuite de l’utilisation de leurs forêts. Les communautés savent également faire preuve de pragmatisme, et savent reconnaître que dans bon nombre de cas, une aire de conservation peut apporter plus de sécurité qu’une concession forestière ou agro-industrielle qui pourrait provoquer des effets pires encore. Elles s’opposent toutefois à des systèmes de conservation imposés qui en font des étrangers et des intrus sur leurs propres terres. Elles sont également conscientes des pouvoirs limités des ONG ainsi que des contraintes politiques et des réalités selon les contextes, qu’elles prennent en considération dans leur prise de décision.
De nombreux peuples autochtones au Cameroun se manifesteraient sans doute en soutien d’initiatives de conservation appropriées et gérées de manière locale, respectant leurs droits. Néanmoins, les modèles de conservation appliqués au Cameroun sont élaborés sans contribution véritable des peuples autochtones, et ne respectent pas leurs droits ou leurs longues traditions de gestion et d’utilisation durable des ressources naturelles. Il en résulte une situation de laquelle tout le monde ressort perdant. Non seulement les peuples autochtones souffrent beaucoup de la conservation, mais de plus en plus de preuves montrent également que les résultats en termes de conservation sont moindres si on les compare aux résultats de politiques qui respectent la propriété et la gestion traditionnelles autochtones de la terre.
Cet état de fait a récemment été mis en exergue par le Rapporteur spécial sur les droits des peuples autochtones et le Rapporteur spécial sur les droits de l’homme et l’environnement.
Trop c’est trop
Travailler dans un environnement de réalités politiques complexes implique de comprendre les nuances et de faire des compromis. FPP travaille avec des communautés dans des zones où WWF et MINFOF sont également actives, et FPP a aidé les membres de communautés à mettre en avant les inquiétudes des peuples autochtones lors de rencontres avec ces acteurs. WWF est informé de la plupart des problèmes et a montré une volonté de principe à discuter avec les communautés. En pratique, cependant, il en a été autrement. Peut-être par peur de briser sa « relation spéciale » avec MINFOF ou de manquer ses objectifs de projets, jusqu’à aujourd’hui WWF continue de se mettre du côté des officiels lorsqu’ils sont en désaccord avec les propositions faites par les communautés, ce qui se passe souvent.
FPP continue de croire qu’un véritable engagement est la clé d’une évolution, mais qu’il doit y avoir des changements fondamentaux.
La législation sur les droits de l’homme et la science de la conservation sont claires : nous devons aider les communautés à conserver leurs terres, plutôt que de criminaliser leur présence sur celles-ci. Le moment est venu pour les acteurs internationaux de la conservation de faire plus que faire semblant de s’intéresser aux droits humains des peuples autochtones, et de s’engager sérieusement pour veiller à ce qu’ils soient mis en œuvre dans le cadre de leurs programmes, ou refuser de s’engager lorsque ce n’est pas le cas.
Cet article a initialement été publié sur le site de Forest Peoples Programme ici